À la lecture de Gotham City : Année Un, il apparaît que la malédiction peut frapper sur plusieurs générations. Tom King, Phil Hester, Eric Gapstur et Jordie Bellaire s’intéressent à l’arbre généalogique de Batman. Ils signent aux éditions Urban Comics un one-shot scabreux digne de la littérature hard-boiled populaire.
1961, Gotham City est en effervescence. L’économie monte en flèche, les conditions de vie s’améliorent grandement. Les services de Police affichent des taux d’élucidation record et le travail tend les bras aux plus courageux. Un avenir radieux s’offre à la métropole.
Et pourtant, une affaire vient entacher cette mécanique bien huilée. Il s’agit de la disparition d’Helen, la fille de Richard et Constance Wayne.
Entre en scène Samuel «Slam» Bradley. C’est un détective privé, un homme honnête et acharné qui jouit d’une excellente réputation. Un jour, une beauté au teint mat débarque à son bureau et sollicite ses services. Elle embauche Bradley moyennant finance afin qu’il remette une lettre en main propre aux époux Wayne. Le consultant accepte la course et se rend à leur manoir mais à peine arrivé, les ennuis commencent.
La missive contient en réalité les instructions d’une demande de rançon. Richard et Constance doivent payer la somme de 100 000 $ pour récupérer Helen en un seul morceau. Les hôtes prennent Slam pour le complice des ravisseurs. Il leur propose de l’aide afin de prouver son innocence, contrecarrer le kidnapping du siècle et sauver la princesse de la cité.
Seulement voilà, une frontière invisible et pourtant réelle sépare la ville en deux. La démarcation entre les territoires est mince. Le nord est contrôlé par les blancs et le sud par les noirs. En bref, les friqués sont en haut et les pauvres en bas. Les richissimes du northside aiment venir dilapider leur fortune et s’encanailler auprès de leurs maîtresses à la peau d’ébène tandis que les serfs du southside n’attendent qu’une bonne occasion pour se retourner contre leurs esclavagistes aux visages pâles.
Il règne une tension palpable et électrisante, les «faces de craie» et les «moricauds» sont à deux doigts de rejouer la Guerre de Sécession. Bradley évoluera au milieu d’une faune peuplée de blindés lubriques, de vieilles rombières embourgeoisées manipulatrices, de flics teigneux et gagne-petit avides d’argent. Notre enquêteur est bagarreur, il utilisera la méthode forte pour soutirer les renseignements qui lui seront nécessaires. Les mauvaises habitudes ont la vie dure, les coups de bottin téléphonique et batte de baseball vont pleuvoir. Cette cacophonie de violence débouchera sur une conclusion abrupte et furieuse.
Que pouvait-on attendre de la part d’un ex-agent de la C.I.A. reconverti en scénariste ? Rien si ce n’est une histoire tarabiscotée rondement menée. Tom King exploite les codes de l’intrigue à tiroirs avec maestria, les rebondissements et les révélations fracassantes se succèdent sans ménagement. C’est un auteur politisé qui joue à fond la carte du roman policier historique auquel il ajoute les thèmes de la ségrégation ainsi que la lutte des classes. King aborde les sujets à l’aide de réflexions profondes avec discernement et intelligence. Il réhabilite et dépeint un personnage principal nuancé, borderline aux prises avec des bombes féminines incendiaires et aspiré dans une spirale infernale. Gotham City : Année Un se fond dans la pure tradition des thrillers crapuleux aux ressorts dramatiques et suspense implacable. Les fantômes de Dashiell Hammet, Mickey Spilane et Raymond Chandler planent au dessus de la tête de Tom King. Son récit aux dialogues cinglants associe étude psychologique, critique sociale et ironie comme ses pairs incontournables susmentionnés.
Phil Hester est à l’aise dans n’importe quel univers, qu’il soit commercial ou indépendant. Son dessin est brut de décoffrage, le crayonné est anguleux. Hester emploie un style réaliste un brin caricatural. Cette technique illustrative lui permet de tirer des influences parfumées aux relents de sixties. L’artiste mélange le design de l’animation à l’Art Déco en y ajoutant son lot de poses et attitudes iconiques. Le découpage hargneux se trace au cordeau, les cases débordent les unes sur les autres et déstabilisent le gaufrier avec panache. Cette mise en page vivante est expressive voire immersive. Eric Gapstur est l’homme de l’ombre à ne pas sous-estimer. Son tramage au noir est rigoureux, entier et respecte les lignes. L’encre de chine s’applique au couteau et de manière tranchante. Jordie Bellaire utilise un éblouissant jeu de lumières, sa colorisation est chiadée jusqu’au bout des doigts. Elle reflète l’essence et le classicisme de cette soi-disant belle époque, la palette de pigmentation bondit conjointement avec la narration. Elle couvre un spectre pictural considérable en élaborant une atmosphère flashy et métissée d’intensité. Ce graphisme intemporel est impeccable d’un point de vue visuel. Chaque étape du travail de ce trio est complémentaire, elles combinent aspect rétro et âge d’or modernisé. Nos créateurs sont les fils et filles spirituels du géant Will Eisner pareil à The Spirit.
Après avoir fait connaissance avec Tom King, Gotham City : Année Un traduit aux éditions Urban Comics s’avère être de loin sa meilleure production à ce jour. Ce roman graphique se pose en tant que polar ténébreux susceptible de pousser au crime.
Chronique de Vincent Lapalus.


© Urban Comics, 2023.