Rares sont les bandes dessinées qui touchent à la délicate période de la dénazification. Aborder l’héritage Wagner, titre paru aux éditions Grand Angle, c’est l’occasion de ne pas oublier ceux qui ont continué à aimer Hitler et son idéologie abjecte après sa mort. Dans la famille Wagner, Hitler était un ami si proche que pour les enfants, il était « oncle wolf »… et Wieland était son protégé. Devenu responsable artistique du festival de Bayreuth, fondé par son grand-père, le fameux mais controversé musicien, il fait face à un immense défi. Comment libérer la musique laissée en héritage par Richard Wagner de la passion que le dictateur avait éprouvé pour elle ? Et en finir avec l’antisémitisme familial comme avec celui du public ? Un album qu’on ne lâche pas avant la dernière page, sur un sujet complexe. Stephen Desberg a su dérouler un scénario prenant et éclairant, et Emilio Van Der Zuiden a réalisé une mise en dessin aboutie.
Le récit commence sur l’horreur d’un nazi tuant, en avril 1945, une évadée juive, Hannah, à quelques mètres des alliés et de la libération tant attendue. Dés lors, une tension est installée, qui ne se relâchera pas. Le lecteur saute pourtant en 1961, aux côtés d’Anja, jeune femme aussi belle qu’ambitieuse, passionnée d’opéra. Désireuse de casser les codes et d’apporter sa fougue et sa fraîcheur, elle ne manque pas de se faire remarquer. Un amour impossible grandit entre elle et Wieland, déjà marié. Ils partagent l’idée de libérer les émotions au cœur de l’œuvre de l’artiste, de l’affranchir du poids du passé… Mais Wieland est rongé par ses souvenirs, qui le hantent. Est-il dans le déni de sa propre violence, plongé dans la dramaturgie ? A-t-il raison de croire que sa haine envers son beau-frère Lafferentz, jadis responsable du camp de Flossenbürg, s’est muée en mépris ?
Chaque fait n’est pas un détail de l’histoire, des crimes de guerre aux procès complaisants, où l’on entend ces propos hallucinants et abominables des lèvres d’un juge, envers Lafferentz : « si vous avez été officier SS, vous l’avez été avec classe et élégance » … Voilà qui résume l’intégration facilitée des meurtriers à une société capitaliste et qui restait suprématiste. Dès lors, Wieland l’iconoclaste reste en concurrence avec son frère Wolfgang, metteur en scène plus traditionnel, et notre chanteuse fait d’autant moins le poids qu’elle est l’amante, le péché incarné… Elle réussira pourtant à mener le protagoniste à la catharsis, le libérant de ses émotions refoulées, souffrance et culpabilité.
La colorisation, tout en finesse et jeux d’ombres, sert le récit, tout comme le découpage laissant la place à des plans marquants. Le dessinateur sait nous mettre mal à l’aise, des regards agrandis d’horreurs aux plans coupant des personnages, ou affirmant leur visage grossi. Il saisit également les moments où le corps se libère par la danse, comme ceux des plaisirs charnels. Les dialogues trouvent leur force dans la gestuelle de chacun, regard empli de colère, gifle… Ou au contraire sourire amoureux.
Se replonger dans les procès de l’époque et dans les coulisses des répétitions musicales aide à saisir l’ampleur de la tâche : bien après sa mort, Hitler continuait d’être glorifié par certains, y compris à travers Wagner… A travers ce rappel historique, c’est une histoire plus universelle qui se déroule : celle d’une âme contrainte, qui finit par taire ses émotions, n’être qu’une machine, jusqu’à rencontrer un amour assez fort pour secouer ses propres chaînes. Une lecture intense qui ne laisse pas indifférent, un rappel de l’horreur nazie.
Chronique de Mélanie Huguet – Friedel


© Éditions Grand Angle, 2023.