A la lecture de Grafity’s Wall aux éditions Urban Comics, on ne peut s’empêcher de penser que la fougue de l’adolescence rime avec d’immenses espérances. Ram V, Anan RK, Jason Wordie et Irma Knivila décrivent la routine de jeunes gens au sein d’une mégapole indienne dont le quotidien oscille entre attente, aspiration et désillusions.
Mumbai (anciennement Bombay) est une agglomération densément peuplée qui se situe sur le côté ouest de l’Inde. Plus de dix-huit millions d’habitants s’y entassent, c’est une véritable fourmilière. New-York n’est pas la seule à être surnommée la ville qui ne dort jamais ! Un quatuor évolue au milieu de ce vivier.
Le groupe se compose tout d’abord de Suresh alias Grafity. Pour ce street-performer, notre passage sur Terre n’est qu’une immense surface blanche sur laquelle les hommes taguent leur existence terrestre afin de se démarquer en tant qu’individu. Son rêve serait d’être exposé, reconnu et riche.
Ensuite, il y a Jayesh aka Jay, un escroc à la petite semaine qui magouille par ci par là. Son travail de «livreur» lui permet d’avoir quelques billets en poche et de voir grand. Il fantasme de monter sur la scène rap afin de devenir une superstar.
Chasma est le troisième larron. Il a un job de serveur et se satisfait de ce qu’il possède. Timide et réservé, Chasm se réfugie dans les bouquins. Sa passion consiste à rédiger des lettres anonymes qu’il dépose au gré du vent. Cet idéaliste estime que les mots dégagent une puissance capable de donner du sens à la l’individualisme face au communautarisme.
Pour finir, Saira est la nana du groupe. Elle s’est acoquinée avec un connard de première dans l’espoir d’atteindre Bollywood et ses plateaux de cinéma. Son loser de chéri ne lui fait miroiter que de belles promesses et tire Saira plutôt vers le bas.
Nos glandeurs notoires entrent dans l’âge adulte. Ils sont à un croisement décisif, celui où chacun se doit de découvrir sa propre voie.
Ram V rédige une tranche de vie à la fois sensible et poétique. Le lecteur suit le destin croisé de plusieurs personnages se retrouvant dans la galère journalière avec en fond, l’histoire d’une génération qui peine à trouver sa place. Grafity’s Wall n’est pas qu’un simple album, c’est une étude anthropologique humaniste et approfondie sur l’évolution d’un monde où il est difficile pour la jeunesse de s’accepter ainsi que de s’intégrer. Le récit se déploie sur une base simple grâce à des intentions claires, la narration sait véhiculer l’émotion. L’auteur accouche d’une œuvre aussi puissante que Toutes les morts de Laila Starr, un conte simultanément universel et intemporel. L’urbanisation exponentielle, la surpopulation, le gouffre entre pauvreté et richesse et des siècles de colonisation sont autant de thématiques abordées ici avec justesse et subtilité. Ram V propose une spirale vibrante qui nous transporte à l’aube d’un passé bouleversant que l’on a résolument oublié.
Anan Rk avait déjà collaboré avec le scénariste sur le road-trip musical Blue Green, l’illustrateur effectue un virage graphique à 180°. Le dessin est organique, poussiéreux voire accablant. Le crayonné se taille à la serpe, il scalpe littéralement le papier au moyen de lignes délibérément anguleuses et disgracieuses. Le gaufrier de 5 à 6 cases produit une mise en scène viscérale. L’encre de chine s’étale en quantité, le passage au noir s’applique de manière rugueuse et caractérise une manière de vivre du pays implacablement fissurée. Jason Wordie et Irma Knivila parachèvent les pages à l’aide de tons ocre et argileux, ce parti pris offre une esthétique bétonnée en résonance avec le récit. Ils utilisent intensivement des couleurs primaires en aplats sans éclat pour donner un style djeuns et branché à la composition, le procédé Benday fournit un rendu de belle impression métissée.
Rebelote, Ram V démontre qu’il est un artiste solide et habile au fil des projets. Sa production protéiforme témoigne qu’il peut mener de front séries commerciales et indépendantes tel un virtuose en dilettante.
Chronique de Vincent Lapalus.

