La passion est susceptible de basculer très rapidement à l’obsession, de se transformer en une quête monomaniaque. Cela va de soi me direz-vous ! Mais qu’est-ce qui peut bien relier un film maudit de 1947 à des vidéos de surveillance d’un grand hôtel datant de 2013 ? Du bout de la mine en association avec les éditions Paquet, Serge Annequin démontre que le processus cathartique de création peut amener une personne à défier les lois de la logique pour répondre à de bien curieux événements.
Jules a la vingtaine, est mignon et étudie le cinéma à la Sorbonne. Il partage sa vie avec la ravissante Léa et planche sur un mémoire scolaire plutôt singulier. Son meilleur ami se nomme Adrien, il est issu d’une famille aisée. En bref, c’est un gros fêtard pété de thunes qui a la fâcheuse tendance à consommer trop de produits illicites et à s’embarquer dans des relations sans lendemain. L’existence de Jules est faite d’amour et d’eau fraîche, d’amitiés inébranlables voire de rencontres fortuites sinon de hasard.
Pourtant, Le destin va s’acharner contre lui et il va devoir s’acquitter d’une lourde dette karmique. Un après-midi suffit à ce que la réalité de Jules s’écroule, c’est le coup de massue. Adrien devient son unique soutien et lui propose de loger au théâtre appartenant à sa mère le temps qu’il puisse retomber sur ses pattes.
Submergé par l’émotion, Jules tente de fuir ce morne quotidien nourri d’amertume et de tristesse en se vouant corps et âme à la réalisation de son projet de fin d’études. Il doit rendre sa copie sous forme de documentaire faisant la connexion entre le Coriolan de Jean Cocteau et les dernières images d’Elisa Lam encore vivante au Cecil Hôtel. Jules a l’intime conviction que l’œuvre oubliée du cinéaste et la vidéo virale de la jeune-femme sur Youtube ont tout en commun. La thèse évolue en une idée fixe qui le cannibalise jusqu’à la limite de la chronophagie. Le spectre d’Elisa et les apparitions du célèbre réalisateur s’emparent de lui au point de le troubler de jour comme de nuit, l’apprenti théoricien vacille entre lucidité et oppression.
Serge Annequin ne cache pas ses influences «lynchiennes» pour la sortie de son dernier ouvrage. Il conçoit une histoire sur plusieurs plans imaginaires aussi saisissante que complexe. Sous sa plume, l’auteur tord le coup et malmène le genre commercial afin de proposer une vision décalée voire tordue d’un monde caché. Il invente une situation où le lecteur n’est plus en mesure de distinguer le palpable de l’onirique car le bouleversement de l’univers artistique inonde la reliure pour accoucher d’un drame qui surprend pour son caractère inaccoutumé. L’auteur réalise une jolie pirouette scénaristique pour mettre en corrélation deux épisodes historiques séparés de 70 ans. Comme David Lynch, Serge Annequin aime franchir les frontières de la perception en prenant un archétype de personnage solitaire auquel il ajoute progressivement une nuée d’obstacles métaphysiques qui le rendront aussi magnétique qu’unique. Le lecteur se laisse bercer par une intrigue fantomatique.
Pour la partie graphique, l’artiste emploie des techniques mixtes avec l’intention de coller au mieux à l’atmosphère ensorcelante de son synopsis. Le crayonné et l’encrage se travaillent de manière traditionnelle, à l’ancienne. Le dessin s’esquisse sur la page de façon fantasmagorique et poétique rehaussé d’un découpage limpide, propre et sans bavure. L’illustration possède sa kyrielle de reliefs, reflets changeants ayant attrait à un environnement sensoriel et sensitif. L’utilisation de la table lumineuse permet à l’aquarelle de jaillir et de se projeter à l’arrachée sur les planches. Le numérique est utilisé uniquement pour effectuer quelques retouches afin d’embellir une colorisation impeccable. L’art séquentiel de Serge Annequin se change en un élément essentiel pour renforcer l’étrangeté du récit, la mise en scène est léchée.
Cela va se soi prouve que la bande dessinée allie le mainstream à la réflexion personnelle en une constellation de mots et de visuels vibrants. La vie vous semble parfois illusoire ? Venez-vous installer à la terrasse d’un café en compagnie de ce bédéiste lyonnais, l’invitation se métamorphosera en un véritable échange coup de cœur pour papoter d’un livre à l’effet dévastateur.
Chronique de Vincent Lapalus.

© Éditions Paquet, 2023.